Un parc, un livre et...? [Libre - Paris]

Un oiseau. Peut-être une corneille, ou un corbeau. Qui sait. Dans tous les cas, il avait l'air décidé à achever le repas de ce midi, soit un sandwich au poulet, avec de la mayonnaise, une tomate et de la salade. A vrai, tout comme des milliers de personne, il se fichait complètement de savoir ce qu'il y avait entre les deux morceaux de pain. Elle aussi, s'en moquait.
Ludmila était assise sur un banc, bien plus concernée par sa tentative de drague que par la petite fille qu'elle était censée surveiller. Après tout, elle ne bouge quasiment pas, pourquoi lui arriverait-il quelque chose maintenant ? Surtout qu'il y a plus d'agents de la police militaire que d'arbres, dans ce parc. La petite fille en question, n'avait strictement rien à cirer de sa surveillante distraite, du sandwich ou du corbeau.
En revanche, elle était passionnée par le livre qu'elle tenait, et qu'elle lisait à une vitesse proprement affolante, même pour un adulte entraîné. Qui, ici, aurait pu se vanter d'avoir déjà vu un bouquin ? Pas grand monde. Alors en plus, lorsque celui-ci est parfaitement relié, avec un titre en lettres dorées ( Alexandre le Grand, pour être exact )...ça tient tout simplement de l'apparition divine.

Et a vrai dire, tout comme de Dieu, tout le monde s'en moque.

(* Après tout, lui aussi, il termine seul. Il est devenu un grand empereur, mais il est devenu de plus en plus seul. Personne ne s'est plus occupé de lui, et maintenant, qui s'en souvient ? Personne. Personne ne se rappelle de son nom. Il a toujours, toujours été seul, en espérant ne plus l'être. Et finalement, plus il a essayé, plus il s'est enfoncé dans la solitude. Pire, il a entraîné tous ses amis avec lui, qui se sont mis à se haïr les uns les autres, à se méfier, et à être seuls. C'est comme ça dans tous les livres, même dans celui de la réalité. Nous sommes tous seuls, absolument seuls.*)

Elle leva les yeux de son pavé. La bonne riait aux éclats à côté de son gigolo, et le corbeau avait réussi à enlever le papier du sandwich. Normalement, ça aurait du être son repas. Un repas de plus ou de moins, qu'est-ce que cela change ? Quelques gargouillis dans l'estomac, tout au plus. Et puis, ça n'est rien comparé à d'autres maux.
Le corbeau s'envola sans une parole de remerciement. Elle se décida à en émettre une pour lui, et adressa un sourire au papier graisseux qui joncha le sol quelques instants, avant de s'envoler. Elle s'en désintéressa rapidement, et retourna à son livre, dont elle tourna une nouvelle page.

(* Et puis, il est stupide. Il se force à faire des choses qu'il déteste, et ce pour une gloire qu'il ne verra jamais bien longtemps. Il voulait qu'on se rappelle de lui, mais qu'est-ce que cela peut bien faire, le souvenir que les autres gardent de nous ? On se rappelle bien plus des objets que des gens. Les gens sont trop compliqués, on ne peut pas s'en souvenir totalement. Et à quoi servent des souvenirs incomplets ? Ce ne sont que des réminiscences altérées, tout au plus. Elle sont sans intérêt. C'est cruel, en fait, de se souvenir. On déforme l'être, on le modèle selon ce qu'on veut voir, et non pas ce qu'on a vu. C'est irrespectueux, c'est sale même. J'aimerais bien que personne ne se souvienne de moi, qu'on m'oublie. L'oubli est une bonne chose, tant pour l'un que pour l'autre. On se blesse en se souvenant, on est obligés de se dire que c'est terminé, que cela ne recommencera pas. C'est cruel, tout à fait cruel. C'est comme mettre une carotte devant un âne, et baisser la barrière sans qu'il puisse l'avoir. Il la verra pourrir, et devenir immangeable. C'est long. C'est douloureux. Non, je ne veux pas me souvenir non plus. Pas des gens.*)

Ludmila lui adressa un regard en biais, juste pour s'assurer qu'elle ne s'était pas envolée. Après tout, c'est elle, son salaire. Une fois certaine que la fillette était aussi immobile qu'une pierre, elle s'en retourna à ses rires idiots et à ses paroles mièvres.
Flore, elle, n'en avait que faire. Que faire de ces dires éphémères et sans conséquence ? A part passer quelques instants, elles n'apportent rien. Et pourquoi passer du temps ? Ne serait-ce pas la un synonyme de gâchis ? Grand bien lui en fasse, si elle n'est pas capable de s'en rendre compte seule, c'est son problème.

(* En fait, à part une belle histoire, ça n'apporte rien...c'est la même chose dans tous les livres, et dans la réalité. Dommage. *)

Elle referma le livre, et le posa à côté d'elle. De ses yeux rouges, elle fixait un point dans le vide, semblant y voir la Vérité la plus pure. Lentement, et sans quitter des yeux ce point, elle sortit un petit appareil carré, sorte d'écran, de sa poche, et le passa devant ses yeux. Un léger déclic se fit entendre, et elle resta plusieurs minutes à contempler l'objet, ou plutôt l'image qui s'y était formée. Celle, on ne peut plus banale d'un arbre...au sommet duquel un corbeau repu dormait.